Le marché de la publicité en ligne est dominé par le trio Meta, Amazon et Google. Ils représentent 80% de la croissance du marché de la publicité digitale. Mais, au-delà de la relation entre plateformes et utilisateurs, tout un écosystème d'acteurs (annonceurs, marques, PME…) est concerné par ce marché pour “exister” en ligne.
Plus d’un mois après l’adoption du “Digital Services Act” ( DSA), la publicité ciblée est au cœur du débat réglementaire européen. Le texte réglemente en partie la publicité ciblée à travers l'interdiction de cibler les mineurs ou encore le renforcement des obligations de transparence. Les dispositions phares sont nombreuses. Concrètement, quels changements ce texte va-t-il provoquer ? Quels sont les modèles alternatifs pour le futur d’Internet ?
La publicité ciblée peut-elle être à la fois transparente et efficace? A partir de quand faut-il la réguler ?
Pour éclairer ces questions, la Human Technology Foundation a invité Christine Balagué (Professeur, Institut Mines-Télécom Business School et Titulaire de la Chaire Good in Tech), Paul Maher (Head of Performance, Coudac) et Grimaud Valat (Avocat Associé, DTMV) à nous livrer leurs éclairages lors d’un webcast ayant eu lieu le 13 juin 2022.
L’analyse de la publicité ciblée soulève de nombreux paradoxes :
La CNIL définit la “publicité ciblée” comme “une technique publicitaire qui vise à identifier les personnes individuellement afin de leur diffuser des messages publicitaires spécifiques en fonction de caractéristiques individuelles”. Cette technique repose sur le traitement massif de données. En raison de l’impossibilité de traiter toutes ces informations manuellement, la publicité ciblée est presque exclusivement programmatique.
Avec la possibilité de tracer les désirs et les goûts des potentiels clients, la publicité ciblée a connu un fort succès auprès des entreprises. En 2021, le marché de la publicité digitale a connu une croissance de 24 % par rapport à 2020 en France, selon les données du cabinet Oliver Wyman pour le Syndicat des régies Internet (SRI).
Cependant, la promesse de la publicité ciblée semble contestable. Lors d’une interview auprès de l’ADN, Tim Hwang (auteur du livre Le grand Krach de l’attention publié en 2022 édition C&F) évoque un phénomène “largement survalorisé”. Il souligne notamment que “la publicité ciblée fonctionne essentiellement sur les personnes qui auraient acheté le produit quoiqu’il arrive”.
De plus, avec l'accroissement du nombre de contenus auxquels nous sommes confrontés, notre attention est de plus en plus éparpillée. Dans ce contexte, il semblerait que nous sommes davantage sensibles aux publicités des médias traditionnels comme la télévision ou la presse.
Enfin, la publicité ciblée est-elle forcément associée aux données sensibles ? Un traçage qui reposerait sur le traitement de données non sensibles et anonymisées ne serait-il pas moins intrusif?
La publicité est souvent rattachée à son objectif commercial. Paul Maher va même jusqu’à expliquer que “dans le jargon des annonceurs, on parle plus d’acquisition que de publicité car le but est d’acquérir des clients”.
Mais la publicité peut-elle servir à d’autres fins ? Ne pourrait-elle pas influencer des “comportements vertueux” ? Par exemple, qu'en est-il de la publicité valorisant l’adoption des gestes barrières pendant le covid, l’incitation au recyclage ou encore le partage des données pour le bien commun ? Finalement, que cherche-t-on à réguler ?
Gardons en tête que “la publicité numérique est une architecture de persuasion massive” selon Christine Balagué.
Au-delà de l’objectif commercial, elle peut également être utilisée à des fins politiques. Qui juge de la virtuosité d’une pratique ? L’affaire Cambridge Analytica est la parfaite illustration de l’usage de la publicité à des fins politiques et des risques que cela soulève. In fine, est-ce que la persuasion politique n’est pas encore plus nocive que la persuasion commerciale ?
Selon le DSA la publicité est définie comme“les informations destinées à promouvoir le message d’une personne morale ou physique, qu’elles aient des visées commerciales ou non commerciales, et affichées par une plateforme en ligne sur son interface en ligne, moyennant rémunération, dans le but spécifique de promouvoir ces informations”. La publicité représente ainsi une “façade” en ligne moyennant rémunération.
Christine Balagué explique qu’ "à travers l’usage de la publicité programmatique, certains sites de désinformation sont financés par de la publicité numérique. Or, parfois, certaines marques ne savent même pas qu’elles sont affichées sur des sites de désinformation”. Ce type de pratique peut être néfaste pour l’image de l’entreprise. Ainsi, la publicité peut à la fois améliorer ou détériorer l'image d’une entreprise, notamment si elle est associée à de la désinformation.
Le DSA s’inscrit dans la volonté de l’Union européenne depuis plusieurs années de protéger le droit des données personnelles. Dans la lignée, les États-Unis ont également présenté le 18 janvier 2022 le Banning Surveillance Advertising Act qui vise à interdire tout ciblage basé sur des données sensibles. En parallèle des avancées réglementaires, les plateformes, telles que Meta, ont aussi annoncé leur volonté d’’encadrer de la publicité ciblée notamment à destination des mineurs.
Cette volonté d’encadrer la publicité ciblée va-t-elle dans le bon sens ?
Une des mesure phare du DSA, qui a été saluée à de nombreuses reprises, est l’interdiction de cibler les mineurs. Notons toutefois que cette disposition est largement en deçà de la volonté initiale du Parlement européen de supprimer la publicité ciblée de manière générale.
Paul Maher précise aussi que “les mineurs ne sont pas les cibles privilégiées de l'écosystème de la publicité en ligne, qui cherche en priorité des personnes ayant un pouvoir d’achat”.
Christine Balagué souligne néanmoins que “l’impact de cette disposition varie en fonction des plateformes. Par exemple, Tiktok sera très concerné”. En février 2021, Tiktok avait payé 92 millions de dollars pour ne plus être poursuivi par la justice américaine. La justice l'accusait d'avoir illégalement récolté des informations personnelles sur des adolescents.
Le DSA renforce les obligations de transparence posées par le Règlement relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (ci-après RGPD).
Toutefois, malgré l’objectif louable du RGPD, le phénomène a conduit à “un épuisement du consentement par des bandeaux” selon Grimaud Valat.
En partant de ce constat, comment garantir l’efficacité des obligations de transparence définies dans le DSA ? Comment faire face à l’asymétrie existante en termes de connaissance technique et de moyens financiers entre les entreprises numériques et les régulateurs ? C’est par la mise en application du texte que l’efficacité va se jouer.
L’analyse des univers virtuels immersifs s’inscrit dans une démarche prospective, car l’usage et le modèle économique de ces technologies restent encore largement inconnus. Toutefois, à quoi ressemblerait le développement de métavers qui reposent totalement sur la publicité ciblée ?
Comment commercialiser notre attention dans le métavers ? N’est-elle pas déjà saturée ?
Christine Balagué affirme que “dans le métavers toutes nos turpitudes et nos désirs seront analysés. De ce fait, la collecte des données sera encore plus profonde et dangereuse”.
Si chaque avatar perçoit des publicités ciblées, n'y a-t-il pas un risque que des biais de perception importants se développent ? Chacun sera-t-il confronté à des univers partagés ?
Selon Grimaud Valat “ Le DSA est à mille lieux des évolutions du modèle de publicité ciblée qui pourraient être développés dans le métavers. Il est nécessaire d’instaurer des règles de base pour régir les comportements des personnes dans ces univers”.
Pour Paul Maher “ Il est nécessaire de diversifier les points de contacts avec les clients. Cela ne peut pas passer exclusivement par de la publicité ciblée”.