David LI, co-fondateur et directeur de Hacked Matter, du Maker Collider et du Shenzhen Open Innovation Lab. Il est un pionnier de l’open-source en Chine par la fondation en 2010 de Xin Che Jian, le premier maker space chinois.
Le culte de la nouveauté et l’omniprésence des termes d’innovation et de "disruption" masquent la vraie nature des ruptures. La théorie schumpeterienne de destruction créatrice est-elle toujours valable/d’actualité ? La nécessité de décrypter le storytelling autour du poncif de l’innovation, notamment celle promise par l’intelligence artificielle, devient de plus en plus urgente.
Est-ce une nouvelle version d’une idéologie néo-moderniste ? Que signifie cette incertitude généralisée tant dans le domaine technique que social ou environnemental ? Le droit et la politique arrivant toujours trop tard, comment maintenir ou instaurer des espaces de délibération collective ?
Comment, face à de telles accélérations, maintenir une résilience des groupes humains ? Comment éviter une "anomie généralisée" en redonnant sa vertu à l’idée de progrès ?
"Le changement du monde n'est pas seulement création, progrès, il est d'abord et toujours décomposition, crise." (Alain Touraine)
"[Les innovations] constituent [… un] processus de mutation industrielle […] qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis." (Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942)
"L'innovation n'est pas seulement le fait de quelques visionnaires isolés, tels Henry Ford ou Steve Jobs : elle concerne des millions d'individus prêts à concevoir, à développer et à commercialiser de nouveaux produits et services." (Edmund S.Phelps, La Prospérité de masse, 2013)
"Quand une multitude de petites gens dans une multitude de petits lieux changent une multitude de petites choses, ils peuvent changer la face du monde."(Eduardo Galeano)
L’année 2018 a marqué un tournant pour les économies numériques. Les PDG des géants tels que Facebook et Google ont été convoqués pour témoigner devant le Congrès américain au sujet de leur pratique commerciale. Pour capitaliser sur la publicité numérique, ils amassent une énorme quantité de données personnelles qu’ils exploitent à des fins commerciales, pratique que Shoshana Zuboff a appelé "le capitalisme de surveillance". Les législateurs de l’EU ont, quant à eux, tenté de contenir l’influence et le contrôle exercé par les géants du numérique en décrétant, cette même année, l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGDP) en Europe. Une prise de conscience des méfaits de l’activité digitale se fait sentir auprès du public.
En parallèle, l’information sur l’intelligence artificielle(IA) inondait les médias, souvent directement issue des communiqués de presse des industries de l’IA dirigées par ces mêmes géants du numérique. L’avenir y était présenté sur un ton techno-déterministe où l’humain serait rendu bientôt obsolète. Ces propos sur une intelligence artificielle omnipotente sous l’égide des géants du numérique apparemment invincibles dépeint un futur peu glorieux pour l’humanité.Les gouvernements, les sociétés civiles et le monde académique ont multiplié les conférences et les réunions pour maîtriser le pouvoir et l’influence de ces grandes entreprises. Les débats s’arrêtant souvent à une dystopie déterministe et technologique, ni les gouvernements ni les sociétés n’ont pu faire grand chose pour changer le cours des choses. L’humanité serait-elle condamnée au joug de ces géants du numérique, en exprimant que peu de résistance ?
Les géants du numérique ne sont pas infaillibles. Fin2018, Tim Cook, PDG d’Apple, annonçait que les objectifs annuels de ventes de l’iPhone ne seraient pas atteints et, citant le ralentissement de la croissance des smartphones, il annonçait aussi la réduction des prévisions pour 2019. Cependant, cela ne reflète qu’imparfaitement la situation. Un concurrent, Huawei, enregistrait une croissance de 20%, dépassant de ce fait Apple pour devenir la seconde plus grande marque de smartphones au monde. Vivo, Oppo et Xiaomi ont tous connu une croissance record la même année, principalement attribuée au développement rapide des marchés comme l’Inde et l’Afrique. L’industrie de téléphonie mobile de Shenzhen et ses quelques centaines de marques de smartphones, a gagné plus de 70% de parts du marché mondial des téléphones portables. Ce marché n’est plus dominé par un petit nombre de grandes marques. Il est au contraire distribué sur une centaine de marques qui collaborent dans un environnement d’ouverture et de partage.
L’émergence de l’écosystème technologique deShenzhen échappe au récit de la "destruction créative" selon lequel les technologies révolutionnaires exogènes sont à l’origine de changements radicaux au sein d’une industrie. Sur un modèle qu’Edmund Phelps qualifierait de "prospérité de masse"2, le transfert et la diffusion des technologies sont combinés à des sociétés très dynamiques, ce qui stimule la participation de masse ainsi que les innovations endogènes dans le processus de création et de production de nouveaux biens.
Depuis la réforme et l’ouverture de la Chine il y a quarante ans, les quinze villages de pêcheurs dans le delta de la rivière des Perles se sont métamorphosés en la mégapole moderne et innovante qu’est Shenzhen. La ville a embrassé les avancées technologiques avec untel niveau de dynamisme que la participation de masse qui en découla favorisa la transformation de technologies en produits de consommation utiles. Shenzhen, débordant d’innovations endogènes, témoigne du succès d’un écosystème ouvert et collaboratif. Le système ouvert a fini par surmonter la domination des happy fews pour devenir une force dominante dans le domaine du développement des technologies numériques.
Cet article se propose de mieux comprendre le développement de Shenzhen en tant qu’écosystème d’innovation ouvert et examine son développement au travers de la théorie de la "prospérité de masse" . Il a pour but d’offrir une vision alternative de l’avenir, dans lequel un système d’innovation distribué et collaboratif pourrait mettre les technologies au service de la société et ses communautés, plutôt que de servir l’intérêt de quelques grandes sociétés privées. L’écosystème technologique ouvert, associé à de nouveaux modèles économiques tels que le coopératisme des plateformes, permettrait de répartir plus équitablement le pouvoir, les opportunités et les bénéfices des nouvelles technologies.
La tempête Schumpétérienne, aussi connue sous le nom de "destruction créative", est à la base de l’histoire de l’innovation moderne. En théorie, ce serait les scientifiques comme les inventeurs hors d’une industrie qui découvriraient et inventeraient les nouvelles technologies. En travaillant avec des entrepreneurs visionnaires et des investisseurs perspicaces, ces nouveaux entrants parviendraient à détruire l’ordre existant, s’attribuer sa richesse en créant une nouvelle industrie. Bien que l’analyse de Schumpeter soit plus complexe que ce résumé sommaire, une rhétorique au format Twitter s’est entiché de ce terme de "destruction créative" pour suggérer que toute nouvelle technologie finirait forcément par perturber voire détruire l’ordre des activités existantes.
La troisième révolution industrielle s’articule autour du développement des technologies de l’information et de la communication, avec pour terrain fertile la Silicon Valley en particulier. Grâce au succès de l’ordinateur personnel et d’internet, l’image du petit génie qui travaille d’arrache-pied dans son garage pour défier le statu quo et ainsi remodeler la face du monde est devenue un modèle. Ses créations inspirées ont le pouvoir de l a"destruction créative". Cette mythologie des apprentis sorciers de la technologie comme agent du changement a nourri la culture du technico-solutionnisme ayant pour devise d’ "aller vite et tant pis pour la casse", afin de justifier la transgression des réglementations et des normes sociétales au nom des progrès technologiques.
Ces dernières années, le monde a commencé à ouvrir les yeux sur les conséquences désastreuses de cette culture toxiques pour l’économie et la démocratie.
"La prospérité de masse" est une œuvre EdmundPhelps, Nobel d’économie, qui propose une théorie alternative à celle de "destruction créative" concernant l’innovation. Phelps y suggère que le transfert des technologies, de l’extérieur à l’intérieur, pourrait initier la croissance économique lorsque ces technologies sont absorbées par une communauté hautement dynamique prête à en tirer profit. Une fois assimilé, les avoir technologique se propagerait rapidement dans la communauté pour commencer à incrémenter de nouveaux produits et de nouvelles méthodes de production. L’émergence de ces innovations endogènes permettrait de soutenir un développement économique durable.
Le marché du téléphone portable en 2018 illustre à merveille cette prospérité de masse dont Shenzhen jouit depuis quelques décennies. Alors qu’Apple s’affole d’une baisse des ventes d’iPhone et revoit ses prévisions à la baisse pour 2019, les marques nées à Shenzhen enregistrent une croissance record et supplantent à plus de 70% les marchés globaux. Ces marques chinoises sont particulièrement populaires dans les marchés émergents au développement rapide, comme l’Inde et l’Afrique. Ce n’est pas une, mais plusieurs marques sur diverses échelles qui détiennent cette part majoritaire du marché. Le développement de Shenzhen ne suit pas, par son écosystème ouvert de téléphonie, la théorie de destruction créative. Ce changement magistral dans le secteur n’a pas été induit par une nouvelle technologie de rupture issue de Shenzhen. Il s’agit plutôt d’un transfert de technologie rapide au milieu d’un terrain fertile. L’écosystème collaboratif et le partage ouvert de l’industrie des téléphones portables ont permis une participation massive, une amélioration rapide des produits et des méthodes de productions, le tout soutenu sur le long terme par des innovations endogènes. La ville de Shenzhen n’a pas tardé à devenir un centre d’innovation majeur, que l’on nomme volontiers la "SiliconeValley de l’électronique".
Une ville, des mondes.
Shenzhen s’érige comme l’un des meilleurs exemples du pouvoir de la démocratisation du savoir, des technologies et de la marchandisation de la production. En tirer parti permet de rapidement transformer une région composée de quinze petits villages de pêcheurs de 300'000 personnes en une mégapole de 15 millions d’habitants, à qui on attribue aujourd’hui 90% de la production de l’électronique.
Il a fallu attendre 2010 pour que l’on commence à entendre parler de Shenzhen à l’international, et encore, la ville était sous le feu des projecteurs en raison des nombreux suicides parmi les ouvriers des usines Foxconn, responsable de la production de l’iPhone. La ville était considérée alors comme l’atelier mondial de la misère. En l’espace de huit ans à peine, la ville brille aujourd’hui comme l’un des principaux pôles d’innovation mondiaux, rivale de la Silicone Valley pour ce qui est du matériel électronique.
La ville de Shenzhen fut la toute première "Zone économique spéciale" instaurée en Chine en mai 1980, alors que le pays entamait ses réformes et son ouverture, et devait servir comme lieu d’expérimentation pour un capitalisme fondé sur l’entrepreneuriat. L’ouverture de la ville a d’abord attiré les fabricants d’équipement d’origine (OEM : Original Equipment Manufacturer) des entreprises basées à Taiwan, en Corée, à Singapour et au Japon qui souhaitaient y installer leur production.Les pays asiatiques avaient été le lieu de destination de la délocalisation manufacturière pendant des décennies déjà, et l’expansion rapide à Shenzhen fut le premier moteur de croissance de la ville. Le transfert des connaissances et des technologies s’est fait par le biais de la production. Dans les années 90, Shenzhen comptait des centaines de milliers d’usines et autant de bureaux techniques qui assuraient l’ingénierie et le soutien à la production de ces usines.
À la fin des années 90, une classe moyenne émerge en Chine, avec un revenu dont elle souhaite disposer pour se distraire. À l’époque, le divertissement le plus populaire était les DVD et les VCD.Les disques au contenu pirate étaient d’autant plus alléchants, mais les lecteurs DVD des grandes marques n’autorisaient pas la lecture d ces copies illégales. Avec la capacité d’ingénierie et de production d’appareils électroniques sur place, les entreprises de Shenzhen ont commencé à créer des lecteurs DVD qui lisaient tous les disques. Le succès fut immédiat sur le marché chinois, puis sur les marchés émergents en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud, en Inde et ailleurs.
La demande massive de lecteurs DVD a apporté d’importantes opportunités commerciales àShenzhen, profitant à l’époque de l’absence de protection de la propriété intellectuelle. Les usines étaient occupées à produire de quoi répondre à la demande du marché, tandis que les bureaux techniques ont rapidement fait évoluer l’ingénierie des lecteurs grâce à l’ouverture certes forcée, mais surtout collaborative, qui permit d’offrir une clé universelle à la production. Enclins par la très faible protection en matière de propriété intellectuelle, les bureaux techniques partageaient leurs connaissances sur la conception de lecteurs. Les pratiques de partage ont évolué en Gongban (que l’on pourrait traduire par des cartes de circuits imprimés publiques), des plans largement disponibles pour permettre une itération rapide du système afin d’en améliorer les performances, d’en réduire les coûts, et d’y ajouter de nouvelles fonctionnalités.
Le succès des lecteurs DVD universels a permis de lancer l’écosystème collaboratif grâce à deux caractéristiques importantes : premièrement, le partage libre de la conception et de l’ingénierie ;deuxièmement, de par cette ouverture et cette disponibilité des composants au plus grand nombre, l’assouvissement des demandes dans toutes les régions.
L’activité croissante des DVD a également posé les bases de l’écosystème de Shenzhen en préférant au système traditionnel d’intégration verticale –conception, ingénierie et production au sein d’une même entreprise – un système composé de multiples unités indépendantes travaillant de concert sur les étapes industrielles. Fort du succès dans le domaine des DVD, Shenzhen enchaîna avec la création locale de MP3 et MP4, jusqu’à trouver une opportunité en or avec le marché des téléphones portables au début des années 2000.
Alors que certains demeurent scotchés par le prix du dernier iPhone qui frôle les 1000 US$, il est bon de se rappeler que, sans abonnement, un Nokia GSM coûtait dans les 800 US$ dans les années 2000. Une fois les réseaux GSM pleinement déployés dans les régions en développement comme la Chine, la demande pour des téléphones bon marché s’ensuivit. Les grandes marques poursuivaient leurs efforts pour plaire aux marchés développés, comme l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, tandis que Shenzhen répondit à la demande des marchés délaissés en fabricant des téléphones mobiles abordables. L’ensemble de l’écosystème, de la conception à la production, en passant par les solutions d’ingénierie, se mit en action. Suivant leurs propres recettes, assemblant différentes technologies et mélangeant de multiples designs, ils étaient aptes à répondre aux besoins des zones rurales ainsi que des villes de 3e et de 4e rang en pleine expansion en Chine.
À l’origine, les grands noms tels que Nokia et Samsung servaient de référence pour le design, comme l’attestent les commercialisations aux noms plutôt loufoques comme Nakia ou Somsong. La consommation de ces téléphones pirates, appelés Shanzhai¸ explosa. Prix abordable pour les marchés émergents ignorés des grandes marques, mais surtout mine d’or pour l’écosystème de Shenzhen. Bientôt, la ville exportait des dizaines de millions de téléphones Shanzhai par année.
L’industrie prolifique des téléphones pirates restait méprisée des grandes sociétés. Les grands fournisseurs de puces notamment, comme Broadcom et Qualcomm, ne traitaient qu’avec les grandes marques, d’autant qu’ils exigeaient de coûteux droits de licence initiaux pour accéder à leurs technologies, sans compter les efforts d’ingénierie considérables qui incombaient encore aux producteurs pour adopter leurs puces. MediaTek, petit fournisseur taïwanais de puces pour DVD et MP3, ouvrit une division mobile en 2004 pour offrir la solution clé en main aux marchés friands du Shanzhai. Avec un faible coût initial de licence et peu de travail d’ingénierie, même les vendeurs inexpérimentés ont pu s’essayer à développer des téléphones multifonctions, et ils s’épanouirent rapidement. La participation en masse alimentait la fabrication de différentes fonctionnalités avec prospérité pour répondre à toutes sortes de marchés de niche à travers le monde.
Si la majorité des gens ne voyaient dans ces produits rien de plus qu’une contrefaçon de Nokia, la réalité est tout autre. Les Shanzhai de la fin des années 2000débordaient de fonctionnalités inimaginables. Il y avait par exemple le Thunderstrom, portable doté de sept haut-parleurs au son aussi fort qu’une boombox. Spécialement conçu pour les ouvriers des chantiers, pour qui le port d’écouteurs était prohibé pour des raisons de sécurité, mais qui n’en désiraient pas moins des distractions musicales.
Il n’y avait presque plus de barrière à la créativité de nouveaux téléphones, qui se démocratisa. Les entreprises avaient de quoi développer de nouvelles fonctionnalités propres aux petits marchés de niches grâce à l’espace de partage ouvert du Shanzhai. Lors d’une virée sur le marché de l’électronique de Huanqiang Bei, un collègue s’exclama : "Shanzhai, c’est l’art folklorique de Shenzhen", et c’est probablement la meilleure description de la relation qu’entretient Shenzhen avec le marché de la téléphonie. Le reste de monde pense encore aux téléphones portables comme des produits high-tech, alors que les entreprises de Shenzhen s’amusent à combler tous les créneaux possibles et imaginables du marché. Mus par l’instinct, ils confirment leurs produits en les testant directement auprès des consommateurs, et développent rapidement toute une série d’améliorations. Cette pratique ressemble en bien des points à la production folklorique des petits villages plutôt qu’à l’élaboration d’œuvre d’art high-tech des grands de ce monde.
Une des plus célèbres stratégies du Président Mao pour s’emparer de son pays fut de prendre appui sur la population rurale, de "cerner les villes de villages" et de s’aligner en priorité aux besoins des couches inférieures de la société. L’industrie des smartphones n’est qu’un autre déploiement de cette stratégie. Durant le second trimestre de 2018, les tops 5 des opérateurs de smartphones étaient Samsung, Huawei, Apple, Xiaomi et Oppo. Trois d’entre elles sont chinoises, deux plus spécifiquement de Shenzhen. Xiaomi n’aurait d’ailleurs jamais existé sans la chaîne d’approvisionnement de Shenzhen. Au total, les fournisseurs chinois détiennent plus de 70% du marché mondial.Cependant, ce n’est pas en s’attaquant de front aux marques dominantes qu’ils ont obtenu la part du lion.Ils ont pris la petite porte pour desservir les marchés jusque-là ignorés par ces derniers et, au fil du temps, leur technologie a pris le dessus.
Lésinant sur les retours sur investissement, les marques chinoises ont pu se rattraper et s’emparer d’une part toujours plus importante du marché. Elles desservent les deux marchés émergents les plus importants que sont l’Inde et l’Afrique, où seule règne la compétition entre marques chinoises, car les leaders mondiaux n’y ont pas mis les pieds. Par exemple, avec 37% des parts du marché mondial, Tecno Technology de Shenzhen a atteint sa position dominante grâce à son implantation sur le marché africain. C’est ainsi que, depuis la naissance des smartphones il y a une décennie, les parts chinoises sont parties de rien pour atteindre déjà 70%.
Ce ne sont pas des technologies de rupture qui ont fait basculer l’ordre existant. Un écosystème ouvert, à la fois collaboratif et furieusement compétitif, a permis àde nombreux acteurs d’adopter les technologies pour pallier les demandes de niches inassouvies. Avec le temps, l’écosystème ouvert l’emporte sur les modèles propriétaires.
Le rôle de cet écosystème ouvert ne saurait se réduire à l’industrie du smartphone. Avec sa part de la production d’électronique du monde, Shenzhen est désormais cruciale pour le futur de la création, le développement et la production. En comprenant le fonctionnement du système tel qu’il se déploie dans l’industrie des téléphones mobiles, nous pouvons nous imaginer le développement des objets connectés à venir.
Là où certains voudraient voir un attribut spécifiquement chinois au succès de Shenzhen, comme si les pratiques ouvertes et collaboratives étaient liées à la culture chinoise, il est bon de rappeler l’histoire de l’ordinateur. En examinant son histoire sous l’œil de la "prospérité de masse", le même schéma apparaît : la rencontre entre diffusion technologique et dynamisme a fait fructifier le développement des ordinateurs. De plus, cette diffusion technologique connaît également une croissance exponentielle en desservant le plus grand nombre.
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, l’ordinateur était une invention parmi d’autres dans le monde secret de la cryptologie. Seule une poignée de personnes dans le monde y avait accès. La production des machines prenait des années et coûtait des millions.Après la Seconde Guerre mondiale, les ordinateurs restaient confinés à l’utilisation militaire, gouvernementale ou aux grandes entreprises. "Je pense qu’il existe un marché mondial pour approximativement cinq ordinateurs", aurait dit Thomas Watson, présidentIBM, en 1943. La commercialisation des transistors et de microprocesseurs par des entreprises comme Fairchild et Intel en Californie du Nord dans les années 60a permis à des jeunes comme Steve Wozniak et SteveJobs de créer une version d’ordinateurs meilleur marché. Le PC n’était pas largement disponible jusqu’à ce que des innovateurs comme IBM, Compaq, puis Dellet autres élaborent des améliorations incrémentielles pour rendre l’ordinateur personnel plus abordable. Parla suite, dans les années 80, les OEM taïwanais ont suivi la marche et apporté des améliorations progressives aux PC pour le rendre accessible aux masses.Les marchés des ordinateurs personnels ne sont pas apparus d’un jour à l’autre, par un coup de génie individuel. Il s’agit plutôt d’une conséquence inévitable de la technologie qui suit son cours pour atteindre les foules. Il a fallu un effort collectif, la participation d’un grand nombre de personnes et d’entreprises pour bidouiller, améliorer et continuer de développer la technologie jusqu’à l’amener comme produit fini au public.À chaque étape, le savoir circulait, les technologies se diffusaient, et les coûts de production diminuaient. Le nombre de personnes ayant accès aux technologies informatiques a augmenté de manière exponentielle au fil du temps pour aboutir à la troisième révolution industrielle dont nous sommes témoins aujourd’hui.La technologie en a donné la possibilité, mais ce sont les humains, toutes ces personnes dynamiques, qui en ont réalisé le potentiel.
Avec l’oeuvre Makers4 de Chris Anderson, publiée au milieu des années 2000, les artisans makers et le mouvement auquel ils sont associés ont suscité un grand intérêt dans le monde. Les makers étaient perçus comme la matérialisation du changement de paradigme en matière d’innovation. Convaincu de la théorie de "destruction créative", on s’attendait à découvrir au sein des espaces de fabrication la prochaine grande trouvaille révolutionnaire. Les villes du monde entier soutenaient leurs makerspaces dans l’espoir d’y voir pousser la prochaine Silicon Valley. En vain. Après une décennie, rien n’a encore abouti.
Une alternative pour saisir le mouvement des makers serait de voir l’informatique comme un continuum de diffusion : les technologies nées dans les années 70dans la Silicon Valley se sont diffusées en Asie dans les années 80 par la délocalisation, puis elles ont pénétré Shenzhen dans les années 90. Internet facilite l’abondance pour tous et partout en matière de diffusion de connaissances et de partage de projets. Conjugué à la baisse rapide des coûts du matériel open source pour les technologies de l’information et de la communication, le mouvement des makers se comprend comme un réseau mondial de diffusion massive des technologies.
L’innovation est stimulée par l’accès aux ressources: connaissances, technologies, productions et fonds.Traditionnellement, l’accès à ces ressources était réservé à quelques élus. Avec le temps, les connaissances se sont transférées, les technologies se sont propagées, et les productions se sont standardisées.À mesure que le monde se connectait grâce aux progrès du transport ou des communications, l’accès s’est élargi pour le bénéfice du plus grand nombre.La propension aux changements drastiques a suivi le même rythme exponentiel.
L’histoire de l’ordinateur utilise souvent la loi de Moore et sa courbe exponentielle pour soutenir le caractère inéluctable de la technologie. C’est cependant omettre le facteur humain. Une analyse plus minutieuse pointerait que ce n’est pas seulement le nombre de technologies qui croît exponentiellement, mais également les personnes en mesure d’innover. Les opportunités se sont démultipliées. Plus d’applications ont été découvertes. Plus de personnes entrent dans la boucle pour nourrir le cercle vertueux. Le nombre de personnes impliquées est un facteur bien plus important que les technologies mêmes. Au final, les innovations se matérialisent en téléphones portables, alors que c’est sans conteste le facteur humain qui a conduit à la domination des fournisseurs chinois sur le marché des smartphones.
Le coopératisme de plateforme s’est développé ces dernières années en réponse au contrôle unilatéral exercé par les géants de l’économie du partage, tel que Uber sur les employés ou AirBnB sur les propriétaires fonciers. À l’instar de la Plateforme Coop, des pratiques de coopération qui ont fait leurs preuves pour permettre une gouvernance démocratique de ses membres se muent sous format digital. De parleur structure de plateforme numérique, les mêmes services que les grandes entreprises y sont proposés, encourageant les membres à jouir de leurs droits au sein de la plateforme. Des coopératives de covoiturage comme Denver Green Taxi et Ride Austin ont démontré l’avantage compétitif que ce genre d’organisation pouvait avoir sur les géants, aussi grands et centralisés soient-ils.
L’avenir sombre que laissent présager les géants du numérique n’est pas sans alternative, contrairement à l’opinion conventionnelle. Assurément, ces géants produisent les appareils, contrôlent les plateformes, et utilisent le tout pour amasser nos données, analyser nos comportements, nous classifier et influencer nos choix. Cette tendance exacerbée dans le futur serait inévitable aux dires du courant du déterminisme technologique. C’est sans compter le soulèvement collaboratif pour contrer cette situation. Des communautés entières de par le monde s’emploient à "la belle vie" numérique, un avenir dans lequel les communautés peuvent exercer le contrôle sur les appareils et les plateformes. Les individus y seraient libres d’explorer le potentiel des ressources à disposition. Ils pourraient s’aventurer dans la création d’innovations endogènes pour sans cesse améliorer notre qualité de vie. Sachez que cet avenir-là est possible. Je dirai même plus, cet avenir-là est désirable. Enfin, cet avenir-là nous appartient. À nous de joindre nos forces pour y parvenir.