Nicolas Merveille, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal et éminence grise derrière la Chartre des données numériques de la Ville de Montréal, se penche sur la fracture numérique qui ne cesse de s’accroître et trois façons de rendre la nouvelle normalité plus équitable pour tous.
Nicolas Merveille en a assez vu pour savoir qu’il y a deux côtés à chaque histoire. Pour chaque personne qui attend avec impatience le retour à la vie d’avant la pandémie, il y en a une autre qui dira : « Oubliez ça! »
« Ces personnes ne pouvaient pas s’imaginer de vivre heureux de cette façon, indique M. Merveille. Et pourtant, elles se demandent si elles sont vraiment prêtes à revenir à la situation d’avant. »
Selon M. Merveille, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal, l’avenir repose sur une dichotomie hybride qui opposera un ensemble d’expériences présentielles et numériques pendant encore longtemps. Le véritable défi, ajoute-t-il, consiste à aller de l’avant tout en réduisant la fracture numérique que la pandémie a révélée au grand jour.
De nouveaux défis révélés par des approches inédites
Dans plusieurs facettes de nos vies, qu’il s’agisse de la quantité de papier que nous utilisons ou du nombre de livraisons que nous recevons, nous avons constaté une impulsion alors que les gens de partout ont adopté le virage numérique à un rythme accéléré au cours des 15 derniers mois. Ce changement a durci les iniquités frappantes entre les nantis et les démunis du numérique. Du jour au lendemain, notre capacité de travailler, d’apprendre et d’accéder à divers services est devenue presque entièrement tributaire de notre connectivité. Cette situation a révélé un déséquilibre réel entre les divers groupes socio-économiques, démographiques et géographiques.
Les obstacles qui en résultent présentent des défis importants que, selon M. Merveille, nous pouvons – et même devons – relever en définissant ensemble la prochaine normalité.
« Nous avons prouvé que nous pouvions nous réinventer rapidement, indique M. Merveille. Les gens sont en train de redéfinir les choses sur le plan individuel et collectif. Si nous pouvions appliquer cette capacité d’adaptation à la résolution d’autres problèmes qui ont été révélés ou qui ont fait surface à cause de la pandémie, imaginez tout ce que nous pourrions faire. Des changements climatiques à la justice sociale en passant par l’inclusion, nous pourrions régler bon nombre de ces problèmes si nous réagissions avec la même urgence que celle avec laquelle nous avons fait face à la pandémie. »
La clé réside dans la redéfinition de notre approche du numérique. En plaçant l’être humain au centre de sa conception, de son infrastructure et de son adoption, les outils que nous créons ont une incidence positive nette bien plus importante.
Mise en place de meilleurs outils numériques par l’élaboration d’une définition claire des objectifs et du cadre
Pour mieux utiliser les moyens numériques, il faut d’abord établir une vision de ce que les outils sont censés accomplir.
« Tous les membres d’un même groupe communautaire, organisation ou entreprise qui cherche à orienter sa vision en interne doivent ramer dans la même direction, indique M. Merveille. Vous devez atteindre un consensus autour de la table pour faire en sorte que ce que vous faites corresponde à vos valeurs. »
En tant que principal architecte de la Chartre des données numériques de la Ville de Montréal, M. Merveille sait à quel point il est important d’établir un consensus sur l’utilisation des outils numériques. Publiée en octobre 2020, la Charte sert de cadre, énonçant 13 principes visant à garantir les droits de la personne à l’ère numérique, à assurer la primauté de l’intérêt général et du bien commun et à mettre les données au service de l’avenir. En enchâssant les utilisations et les pratiques réglementées dans une charte comme celle-ci, la Ville (et toute autre entité qui adopte une approche semblable) peut orienter les projets numériques de façon uniforme, même si les membres de la direction ou les équipes changent au fil du temps.
« Il y a eu une multitude de projets liés à des problèmes et à des défis sectoriels, mais cette charte a donné à la Ville des règles de base, explique M. Merveille. Ainsi, les projets n’entrent pas en contradiction. »
Cette démarche crée une mémoire institutionnelle qui vise à faire en sorte que les outils numériques soient conçus, développés et déployés de façon à établir une ville plus intelligente, fondée sur une force directrice particulièrement puissante. Elle favorise également de meilleures discussions en permettant aux parties prenantes de disposer d’une feuille de route pour valider la direction et s’assurer que les solutions créées répondent aux divers besoins des citoyens.
Selon M. Merveille, une telle charte peut également contribuer à renforcer les mécanismes de défense en matière de cybersécurité. « Si la Ville continue de travailler sur un projet, mais que les représentants élus sont remplacés, il peut se créer une brèche exploitée par un pirate. En voulant préparer l’avenir, vous pourriez créer de nouveaux niveaux de risque pour la prochaine génération. En ce sens, la mémoire institutionnelle, comme la Chartre, devient importante en matière de sécurité. »
Design inclusif favorisant des interfaces fonctionnant pour divers groupes d’utilisateurs
Évidemment, ce qui donne leur force aux outils numériques, c’est le croisement entre des principes forts et des mécanismes de conception intentionnels. La pandémie a révélé les principales façons dont des défauts de conception – ou un manque de réflexion inclusive au stade de la conception – ont limité la portée ultime des outils numériques.
Prenons le cas relativement simple de la prise de rendez-vous pour le vaccin contre la COVID-19 au moyen d’une application ou d’un site Web. Alors que l’accès à Internet a atteint des niveaux de quasi-saturation pour les personnes âgées de 15 à 64 ans au Canada, environ 30 % des aînés ne l’utilisent pas du tout. Cette situation a rendu l’interface même difficile à utiliser pour une tranche de la population qui avait désespérément besoin d’accéder à ce service.
Dans un autre ordre d’idées, pensez à tous ces étudiants qui suivent leurs cours en ligne ou aux parents qui doivent soudainement travailler de la maison. Même si plus de 87 % de tous les ménages canadiens ont accès aux vitesses recommandées pour les services à large bande et aux données illimitées, ce pourcentage tombe à 45 % dans les collectivités rurales. Ces statistiques sont encore plus faibles dans les collectivités des Premières Nations (???). Cela s’ajoute à la nécessité d’avoir accès au bon matériel au départ. Par exemple, 25 % des étudiants aux États-Unis n’ont pas d’ordinateur de bureau ou portable à la maison; 17 % ne peuvent terminer leurs devoirs parce qu’ils n’ont pas d’ordinateur. Ce qu’il faut en comprendre, c’est que l’incapacité à accéder efficacement aux outils numériques maintenant a une incidence directe sur la capacité à apprendre ou à gagner sa vie.
« Nous avions imaginé de nombreuses solutions possibles pour l’avenir. Au cours de la dernière année, nous avons eu l’occasion de tester ces solutions à grande échelle, et nous avons découvert que certaines d’entre elles fonctionnent très bien et que d’autres créent de nouveaux problèmes, explique M. Merveille. Et si nous prenions ce que nous pensions pouvoir faire dans l’avenir, et que nous l’appliquions maintenant, pour vraiment préparer l’avenir? »
Le fait d’appliquer une mentalité plus inclusive à la conception des outils numériques peut nous permettre d’améliorer les outils que nous créons. Il peut être utile d’intégrer des perspectives, des points de vue et des dynamiques plus diversifiés. Quinze pour cent de la population mondiale vit avec une forme de handicap. Avec un milliard de personnes, il s’agit du groupe minoritaire le plus important au monde. Le fait de prendre en compte des facteurs démographiques, socio-économiques et géographiques comme celui-ci plus rapidement dans le processus permet aux concepteurs de systèmes numériques de faire en sorte que ce qu’ils créent fonctionne comme prévu pour des personnes réelles, dans la vraie vie.
Important rôle joué par la gouvernance collaborative
Comme dans toute chose, une étroite collaboration entre les groupes de parties prenantes, les gouvernements y compris, peut avoir une incidence importante sur la réduction de la fracture numérique. Selon M. Merveille, voilà une pratique qui pourrait représenter un véritable moment décisif dans la façon de résoudre les problèmes de société dans l’avenir.
« La transformation des comportements individuels et collectifs nous a beaucoup appris au cours de la dernière année. En même temps, les gouvernements nous ont montré qu’ils ont le pouvoir de faire la différence rapidement, au bon moment. Sur le plan générationnel, il s’agit d’une nouveauté pour les gens. Bon nombre d’entre nous n’avaient jamais vu cela auparavant. »
Une enquête menée par EY auprès d’organisations de services de santé et de services sociaux (SSSS) dans six pays différents indique que l’adoption des technologies numériques et des solutions de données a doublé durant la pandémie (même si bon nombre d’entre elles avaient connu des difficultés avec cette réalité au cours des années précédentes). Dans l’ensemble, 62 % des organisations de SSSS ont davantage utilisé des outils numériques au cours de la pandémie. La plupart des répondants ont indiqué que cette amélioration leur a permis d’offrir un meilleur accès aux services, de permettre une expérience utilisateur de meilleure qualité et d’accroître leur taux de productivité. Pour M. Merveille, des exemples comme celui-ci montrent clairement que, si des changements rapides sont possibles lorsque les circonstances l’exigent, il est plus facile pour les gouvernements de rallier les gens autour des changements et d’adopter de nouveaux comportements (pensez aux situations d’urgence attribuables aux changements climatiques).
Tous les changements que nous avons accomplis en une seule année de confinement pandémique montrent le genre de transformation que les gens sont capables d’effectuer lorsque les gouvernements et les citoyens travaillent ensemble. Le fait d’aligner ce type d’énergie sur des questions brûlantes comme la réduction de la fracture numérique aujourd’hui, ou sur d’autres enjeux dans l’avenir, représente un nouveau potentiel que nous n’aurions peut-être pas vu auparavant.
Que faut-il en conclure?
Bien utilisés, les outils numériques peuvent être un levier efficace pour la résilience, la mobilité, les problèmes sociaux et bien plus encore. Pour libérer ce potentiel, il faut commencer par :
Les organisations, les entreprises, les collectivités et les gouvernements peuvent travailler ensemble afin de réduire la fracture numérique de manière à créer dès maintenant une meilleure normalité pour tous.