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Réseaux sociaux, mobilisations et Démocratie

Par Fabrice EPELBOIN, Enseignant à Science Po Paris.

Les réseaux sociaux sont la projection, dans un espace social orchestré par des algorithmes, de la société, ou plutôt des sociétés. Il s’agit d’un espace mondial où ce qui tient lieu de frontières est d’ordre linguistique et propres à chacun d’entre nous. Si vous parlez une langue étrangère, de nouveaux espaces s’ouvrent à vous, et jusqu’ici, nul besoin de passeport pour y accéder.C’est également un espace où chacun dessine, par des liens d’amitié, des likes ou des inscriptions à des groupes, la carte de son propre territoire orchestré par les algorithmes propres à chaque réseau social. Algorithmes qui ont en commun d’enfermer chacun dans des “bulles”, rencontres du territoire déjà exploré et des préconisations de l’algorithme.Naturellement, les obscurités de nos sociétés s’y reflètent, y sont parfois accentuées, voire transformées par ces puissants mécanismes de projection propres au monde numérique. On cite souvent le nombre de Dumbar, qui veut qu’on ne puisse établir de relations humaines avec plus de 150 personnes, comme l’exemple même d’une contrainte du monde réel qui vole en éclat dans le virtuel.

Certains régimes politiques ont réussi mieux que d’autres à se projeter dans ces territoires numériques et à y prendre un rôle vis à vis de leurs citoyens.La Chine1, qui a su garder sa souveraineté numérique et par là même le contrôle de son destin, est en train d’y construire un nouveau modèle de société “BigBrother”, basé sur la surveillance des citoyens et leur évaluation en continue, qui détermine leur accès à de multiples services (public ou privés, comme le crédit)et ensemble de libertés (comme le droit de se déplacer).

Les Philippines ont su projeter une dictature et sa spécificité dans l’espace Facebook, afin d’y retrouver une forme de souveraineté, à travers la présence sur ce réseau social des autorités mais aussi grâce à un réseau de militants à qui l’on délègue le harcèlement des opposants politiques et la défense du régime en place.

Les démocraties occidentales “progressistes”, elles, peinent à penser les réseaux sociaux, et doivent encore imaginer la façon de projeter leur souveraineté dans ces espaces, qui à défaut restent en très large partie sous souveraineté américaine, comme le montre à intervalles réguliers les modalités de censure sur Facebook, sans égard face à un tableau deCourbet jugé pornographique, mais très laxiste avec un discours raciste qui dans une perspective américaine reste protégé par le premier amendement de la constitution. Ce partage de souveraineté entre Facebook et les démocraties occidentales devrait se concrétiser, en France, par une loi censée lutter contre la haine, dont la définition juridique promet des discussions agitées.

Mais pour ceux qui, au sein d’une société, s’opposent à sa gouvernance, les réseaux sociaux offrent également une obscurité qui peut être une forme de protection. On a ainsi observé, durant la Révolution verte en Iran en2009, puis quelques années plus tard durant le printemps arabe, que le pseudonymat offert par les réseaux sociaux a permis à une opposition de se fédérer, de s’organiser, et de disrupter, voir de renverser des gouvernances oppressives.

Les opinions “obscures” trouvent également refuge sur les réseaux sociaux. Pour ceux au sein d’une société dont les idées ne sont pas reflétées dans les médias (du fait d’une censure ou d’une autocensure), les réseaux sociaux offrent un abri où discuter et partager leurs opinions dans une relative obscurité.

Si une gouvernance tente d’appliquer une forme de censure dans le pays dont elle a la charge, on retrouvera de façon systématique les contenus censurés sur les réseaux sociaux - les relations de pair à pair (et les algorithmes) jouant le rôle de distribution des contenus jadis joué par les mass médias.

Ainsi, les idées et contenus censurés dans les médias prendront une ampleur disproportionnés sur les réseaux sociaux, et les communautés fédérées par ces contenus auront l’opportunité d’apprendre les règles spécifiques de cet environnement et leurs usages à des fins politiques bien avant les communautés dont l’opinion est reflétée et valorisée dans les médias traditionnels (dialectique particulière, modalité d’échange et de rencontre, etc.).

En France, et depuis une génération, les communauté fédérées par les idées de Jean-Marie Le Pen, exclues des médias à la fin des années 90, puis celles rassemblées par Dieudonné plus récemment, et plus largement la France du “non” au référendum de 2005, on trouvé sur le web, puis sur les réseaux sociaux, un espace de libre expression où elles ont pu développer des pratiques militantes. Là où les autres courants politiques français commencent seulement, pour les plus avant-gardistes, à inciter leurs troupes à s’y engager, sans stratégie particulièrement avancée du fait de l’inexpérience de leurs troupes.

Ajoutons à cette complexité que les partis politiques, eux, n’ont jamais su se projeter dans les réseaux sociaux. Sur ces réseaux, les idées fédèrent bien plus que les programmes - qui ne sont qu’un assemblage d’idées - donnant ainsi naissance à des zones de discussions et d’échanges fédérant de façon productive des individus issus de courants politiques très variés, et parfois totalement opposés. Ainsi, le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) très populaire chez les “Gilets Jaunes”, est discuté sur les réseaux sociaux depuis plus de dix ans, et y a touché des millions d’individus, issus pour beaucoup des partis “extrêmes” (droite ou gauche), au point d’infuser dans leurs programmes politiques respectifs sous la pression de leurs militants respectifs.

Enfin, l’algorithme lui-même comporte une partie obscure. Sans aller jusqu’à prêter des intentions autres que financières à Facebook, ce seul facteur joue énormément dans ce que nous percevons aujourd’hui comme la “partie obscure” des réseaux sociaux. Ces algorithmes ont pour principale mission d’optimiser les revenus de la plateforme et procèdent, à travers la magie de “l’intelligence artificielle”, au mix de contenus qui nous est servi sur demande à tout moment.Cet algorithme améliore continuellement ce mix de façon à susciter plus “d’engagement”, c’est à dire de temps passé sur la plateforme à offrir à Facebook ce qu’un ancien dirigeant de l’audiovisuel français avait très habilement nommé “le temps de cerveau disponible”. Empiriquement, tout montre aujourd’hui que le meilleur carburant que l’algorithme de Facebook ait trouvé pour générer plus d’engagement soit la haine et la colère, ce qui ne peut être rattaché qu’à une partie obscure de nos sociétés occidentales, ou ces sentiments sont bannis ou étroitement contingentés dans l’espace public.

Réseaux sociaux et mobilisation ?

La première mobilisation sociale d’importance qu’on puisse incontestablement rattacher aux réseaux sociaux est la Révolution verte en Iran en 2009. L’outil de l’époque était Twitter, principalement utilisé pour alerter l’opinion publique internationale davantage que pour coordonner des actions.

S’en est suivi le Printemps arabe, où Facebook, qui était déjà dans de nombreuses sociétés arabes le substitut d’un espace social mis à mal par les régimes en place, a servi d’outil de mobilisation et de coordination d’un mouvement “leaderless” (sans leader et avec la ferme volonté collective qu’il en soit ainsi). Cette principale caractéristique fut une nouveauté à l’époque pour un mouvement hybride.

Depuis, les contestations sociales nées à partir d’interactions plus ou moins coordonnées et plus ou moins intentionnelles dans les réseaux sociaux se sont multipliées. Des Indignés à Barcelone à Occupy Wall Street aux USA en passant par le mouvement des parapluies à Hong Kong ou celui qui s’est opposé à Erdogan en 2013, le nombre de cas à étudier, en dix ans, est assez conséquent.

Au final, nous sommes pour ce qui est des mouvements sociaux dans la même situation que pour l’ensemble des organisation face au numérique. Deux modalités de transformation s’offrent à elles : la“transformation numérique”, qui consiste pour l’essentiel à améliorer un existant et le rendre plus performant grâce aux technologies, et la “disruption”, qui consiste à réinventer un existant à partir des possibilités offertes par le numérique, pour concurrencer une organisation établie.

Dans cette optique, le sort et la transformation d’une entreprise, d’un syndicat, d’un parti politique ou d’une démocratie n’est pas si différent. Certains sauront se transformer pour éviter la disruption, c’est le cas de laChine ou des Philippines, chacun selon une approche qui lui est propre, d’autres, en particulier ceux qui n’ont pas pris au sérieux le chantier qui consiste à se transformer pour faire face à ce nouveau territoire qu’est le numérique, seront irrémédiablement disruptés, comme cela a été le cas pour le régime tunisien.

La Ve République française fait face aujourd’hui à ce type de phénomène disruptif avec les Gilets Jaunes, parfaitement symbolisé par ce qui est devenu, au fil des manifestations, une revendication portée par tous : le Référendum d’initiative populaire, qui est entant que tel une proposition de disruption d’un régime présidentialiste conçu en son temps pour assurer une stabilité - à défaut d’une légitimité populaire - au premier arrivé, et qui avait tout son sens après une IVeRépublique marqué par l’instabilité parlementaire.Dans ces mouvements, les réseaux sociaux ont trois rôles principaux.

1/ Ils servent d’alternative aux médias, vécus par les militants comme faisant partie des oppresseurs (à plus ou moins juste titre, la relation au pouvoir des 64médias en France et en Tunisie n’est pas comparable, mais le silence observé par les média français sur les violences policières durant les deux premiers mois du mouvement tend à montrer des failles critiques dans un système médiatique, dont la vocation initiale était d’être une composante à part entière d’un système démocratique.

2/ Ils servent également à coordonner les actions, ce qui peut prendre des formes très simples : un rendez-vous sur Facebook, qui est à l’origine des premières modalités d’action des Gilets Jaunes, tout comme il a été à l’origine de la place Tahrir au Caire.Cela peut également prendre des formes complexe set permettre d’organiser de façon bien plus fine un mouvement de contestation, en répartissant des rôles et en planifiant des actions plus articulées.

3/ Ils servent enfin à alimenter une boucle de rétroaction positive, dont le rôle est de fournir au mouvement sa dynamique et sa motivation, ce qui se fait le plus souvent par un recyclage de certains contenus. En Tunisie, durant les débuts de la révolution, cette boucle de rétroaction positive était constitué par les captations vidéo des violences policières, mises en ligne puis partagées. Une violence policière donnant naissance à deux manifestations, qui elles-mêmes génèrent deux violences policières, elles-mêmes mise en ligne pour donner naissance à quatre manifestations et ainsi de suite. À partir d’une certaine dynamique, ces boucles de rétroaction positive transforment une contestation en émeute, une émeute en insurrection et une insurrection en révolution. Ben Ali, qui comprenait très finement internet et les technologies, avait pris soin de bloquer l’accès à la page Facebook permettant de mettre en ligne ces vidéos, mais des relais situés à l’extérieur du pays ont pu récupérer ces vidéos et les mettre en ligne à partir de l’étranger.En France, on observe ces mêmes boucles de rétroaction positive avec les images et les vidéos de violences policières, tout aussi efficace du fait d’une forme de censure dans les médias à leur sujet. On observe également et de façon spectaculaire, un détournement de contenus issus des médias traditionnels, en particulier les interventions virulente de certains éditorialistes et politiques en vue prenant parti contre les Gilets Jaunes, qui sont recyclés à l’infini alimentant ainsi la colère.

Les algorithmes, éditeurs de l’information

Particulièrement sur Facebook depuis le changement d’algorithme intervenu début 2018, ce sont les individus qui ont le plus d’impact sur la distribution des contenus. Rappelons que ce changement d’algorithme a fait d’un flux d’information auparavant déterminé par les likes d’un utilisateur sur des pages et les contenus publiés par ses relations, un flux d’information composé par les contenus discutés dans les groupes d’appartenance corrélé à la proximité géographique de ses contacts. Ce changement d’algorithme a modifié, d’un jour à l’autre, la nature et la provenance des informations qui composent notre flux Facebook individuel. L’un des effets les plus visibles de ce changement d’algorithme a été la chute d’audience dramatique des pages médias, qui réalisaient autrefois une large partie de la distribution sur Facebook des contenus desdits médias. Aujourd’hui, ces médias ne peuvent atteindre leurs lecteurs efficacement surFacebook qu’en payant le prix fort à la plateforme, ou en comptant sur le relais de leurs lecteurs, avec qui ces médias ont perdu le contact depuis longtemps.

Faire du community management n’était pas leur métier d’origine.

Rappelons également que la moitié de la population ne s’informe que sur Facebook et que plus des deux tiers ont Facebook comme source d’actualité. En pratique,Facebook n’est pas ici une source mais un distributeur comparable au téléviseur des années 80, à ceci près qu’il ne produit pas de contenu, et que la façon dont il le distribue est particulièrement complexe, donne des résultats ultra personnalisés (d’où les “bulles informationelles”) et restera quoi qu’il arrive obscur (du fait même de l’utilisation d’algorithmes basés sur de l’intelligence artificielle, qui ne permettent guère de retro-engineering).

Nous sommes donc entrés, bien plus qu’avant, dans un écosystème médiatique très largement dominé par Facebook qui détient l’essentiel de la capacité d’éditorialiser l’actualité, c’est-à-dire de rassembler un ensemble de contenus utilisés par les utilisateurs pour faire sens du monde dans lequel ils vivent. Un rôle qui était dévolu au journal télévisé il y a une génération encore, et qui pour une certaine élite revenait à un grand quotidien comme Le Monde ou Le Figaro.Cette élite n’a pas tant changé que cela ses habitudes de consommation informationelles, là où les classes intermédiaires et populaires ont, elles, changé de façon radicale leur mode de consommation de l’information. Ceci explique l’apparition, à l’occasion de la crise des Gilets Jaunes, d’un hiatus spectaculaire entre le monde du journalisme et la population.

Du point de vue de l’influence, cette dernière est passée de façon massive dans les mains des réseaux sociaux (et par extension dans les mains de leurs utilisateurs et des algorithmes), et plus généralement dans la fonction de distribution plus que dans la production des contenus. Ce discret changement de paradigme a été mal appréhendé par les médias qui voient dans la distribution une fonction à faible valeur ajoutée, un préjugé hérité de l’époque où cette distribution se résumait à de l’acheminement et à un réseau de vente.Nous reviendrons sur ce point.

Parallèlement à ce déplacement, ces dix dernière années, de la distribution et de l’audience (et donc de l’influence) vers Facebook, s’est produit en France un phénomène de militantisme propre au régime de censure particulier qui s’est établit en France depuis les années 80.

Alors qu’aux USA, un militant identitaire prônant la suprématie de la race blanche n’aura aucun soucis à trouver un média reflétant son opinion, et aucune entrave à diffuser son opinion sur Facebook ou ailleurs, il en sera tout autrement dans un pays où le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie et bien d’autres choses encore sont censurés, et où la publication de tels contenus peut entraîner de lourdes sanctions judiciaires.

Le territoire médiatique qui s’est développé dans untel cadre juridique met les militants de telles causes face au défi de recréer un écosystème médiatique alternatif en adaptant son expression et son approche militante, ne serait-ce que pour se mettre à l’abri de la loi. Soulignons que des causes bien moins sombres se sont faites exclure d’une large part de l’écosystème médiatique sans qu’il soit besoin d’en faire appel à la loi. Tel fut le cas de l’opposition au traité constitutionnel européen de 2005, dont les partisans se sont eux aussi retrouvés à échanger et militer de façon quasi exclusive sur les réseaux sociaux, faute de voir leurs opinions reflétées dans les médias. Au final, depuis la fin des années 90, une large partie de l’opinion publique, parfois représentée de façon délibérément caricaturale, s’est ainsi retrouvée plus ou moins exclue des médias.

Le résultat est le développement de pratiques militantes renouvelées et particulièrement efficaces consistant à s’imposer comme distributeur pour utiliser, à des fins d’influence, des contenus qui n’avait pas du tout été envisagés pour cela par leurs auteurs. L’exemple le plus frappant en France est un blog appelé “Français de souche”, apparenté à la sphère identitaire qui draine un volume d’environ 5 millions de visiteurs mensuels, audience comparable à celle que peut réaliser un grand quotidien national. Ce blog n’est en réalité qu’une revue de presse, composée d’articles issus pour la plupart de médias mainstream, mais lus par une communauté rassemblée autour du courant identitaire (extrême droite). Ainsi, un article larmoyant publié dans un quotidien de gauche, implorant les lecteurs de se montrer solidaires envers les migrants, sera servi à une audience radicalement différente de la cible initiale en vue de galvaniser et fédérer la communauté dans son opposition à la politique migratoire du gouvernement.

Ce type de stratégies est également à l’œuvre dans la propagation de “fake news”, et on a observé à de multiples reprises des membres de la mouvance identitaire publier des articles en tout point factuels et issus de la presse mainstream traitant du “traité de Marrakech”, simplement accompagné d’un court commentaire destiné à mettre, préalablement à sa lecture, l’internaute dans un état d’esprit l’entrainant à conclure que l’information était biaisée et délibérément trompeuse. Ces stratégies, jouant sur l’effet de répulsion, sont non seulement redoutablement efficaces, mais aussi d’une économie de moyens stupéfiante. Le blog “Français de souche” qui réalise ainsi une audience digne des principaux quotidiens français, est maintenu par une seule personne, là où des rédactions comptent des dizaines de journalistes.

Ce type de blog d’opposants, qui se contentent d’être constitué, pour l’essentiel, de revues de presse, est une pratique militante courante en France depuis plus de dix ans, et préfiguraient le déplacement de l’influence des contenus vers leur distribution. Ces pratiques de“détournement” de la distribution (qui pourraient se voir comme du “vol d’influence”) sont aujourd’hui courantes au sein de Facebook. L’exemple le plus cinglant n’est autre que les boucles de rétroactions positives qui alimentent la colère des Gilets Jaunes et qui sont pour beaucoup constituées de contenus issus des médias, contenus qui justement s’opposent au mouvement.

La question cruciale de la distribution des contenus

Du fait du changement d’algorithme de Facebook, les pages “appartenant” aux médias, et qui assuraient jusqu’ici la distribution de leurs contenus, n’arrivent plus à remplir cette fonction. La capacité à distribuer des contenus est aujourd’hui, pour l’essentiel, dans les mains des utilisateurs.

Nous sommes par ailleurs dans une crise de confiance, où politiciens, partis politiques, syndicats et journalistes n’arrivent même pas à recueillir la confiance de10% de la population. Dans ces conditions, les contenus que ces derniers produisent sont, au mieux, remis en question et dévalorisés, au pire, ils se retrouvent à servir de munitions dans des batailles dialectiques stériles entre militants politiques. Stériles, car ces batailles n’ont pas pour but de convaincre qui que ce soit, mais de marquer son inscription dans un camp et son opposition à un autre.

Seuls les militants aguerris et expérimentés savent comment utiliser ces contenus à des fins de conversion, dans le but de convaincre l’adversaire ou de le déstabiliser. Ces militants aguerris, disposent de munitions sous forme de contenus politiques, savamment accumulées avec le temps, et sont aptes à disrupter le discours qu’ils peuvent rencontrer sur les réseaux sociaux. Il est ainsi très aisé de déstabiliser un pro-Européen avec quelques liens choisis vers des sources de qualité destinés à démontrer - au choix - le système d’évasion fiscale en Europe, le côté kafkaïen des mécanismes de décision européen, les effets de la politique monétaire de la BCE, ou la puissance des lobbies à Bruxelles.

Bien sûr, on retrouve ces vétérans dans les rangs des extrêmes, non pas parce que leurs idées sont plus solides que celles auxquelles ils s’opposent, mais parce qu’ils maîtrisent le terrain, sa dialectique particulière, et le jeu collectif qui diffèrent des règles d’engagement traditionnelles en politique. Il est ainsi frappant de constater que les militants d’extrême droite font preuve de beaucoup moins d’agressivité sur les réseaux sociaux que les militants “La République enMarche”, qui pour beaucoup ont découvert l’usage politique des réseaux sociaux à l’occasion de la dernière campagne présidentielle. La bataille dialectique qui s’en suit ressemble en tout point à une confrontation entre la légion étrangère et un groupe de scouts.

Les impacts sur les piliers démocratiques

Il convient pour répondre à une telle question de bien distinguer, particulièrement dans le contexte français ce qui relève de la démocratie et ce qui est de l’ordre de la République. D’un point de vu strictement démocratique, il n’y a pas grand chose à craindre d’une foule en colère qui réclame l’instauration du Référendum d’Initiative Populaire. Cette forme de démocratie, pratiquée en Suisse comme en Californie, a largement fait ses preuves. Il est également utile de noter, afin d’en dédramatiser les éventuelles conséquences enFrance, que nos voisins suisses, dont on ne peut que souligner la stabilité démocratique et institutionnelle ont, comme nous, un espace politique dominé par un parti d’extrême droite et ne manquent pas de personnalités politiques provocantes, voir carrément loufoques.

Ce qui est menacé par les réseaux sociaux, en Tunisie hier et en France aujourd’hui, c’est la République, et pour ce qui est de la France, de la traduction qu’elle a fait dans sa constitution de la démocratie, une démocratie représentative dans un régime présidentialiste. Pour comprendre cette crise, très largement partagée au sein de la population française7, il est indispensable de passer en revue quelques étapes fondamentales de la Ve République, à commencer par sa fondation. LaConstitution française fût écrite pour répondre à une crise institutionnelle : un régime parlementaire, caractérisé par une instabilité chronique, dûe à des alliances précaires entre partis politiques. Elle fût également écrite pour un homme, le général De Gaulle.

Pour pallier à cette instabilité, notre constitution adonné au “premier arrivé” une sur-représentation au sein du parlement, afin d’assurer à un régime présidentialiste une chambre dont la couleur politique serait en phase avec l’exécutif.

Si les différentes cohabitations n’ont pas ébranlé de façon significative son fonctionnement, le passage du septennat au quinquennat a synchronisé les rythmes de renouvellement de l’exécutif et du parlementaire, rendant ce dernier complètement assujetti à l’exécutif - ce que beaucoup de politologues considèrent comme un problème d’ordre démocratique. L’arrivée d’Emmanuel Macron, dont la stratégie d’accès au pouvoir a consisté à contourner le bipartisme qui constituait le socle de notre constitution, a renforcé plus encore l’exécutif, tout en rendant la traditionnelle alternance droite/gauche inopérante, générant un sentiment de frustration généralisé au sein de la population.

Dans ce contexte, les réseaux sociaux ne sont que l’exutoire de cette frustration démocratique, et laFrance n’est pas, loin s’en faut, la première nation démocratique à connaître ce type de crise. Cette frustration prend, selon les configurations et fonctionnalités offertes par chaque réseau social, des formes particulières. Elle peut se traduire dans le monde réelle de différentes façons, selon les populations qui arrivent à cristalliser cette frustration pour la transformer en mouvement de contestation.Avec un sentiment d’injustice face au système économique, cristallisé à l’aide des réseaux sociaux par une population urbaine et majoritairement étudiante, on a vu apparaître aux Etats-Unis un mouvement tel qu’Occupy Wall Street il y a déjà sept ans, et Nuit Debout en France il y a bientôt trois ans.

Aujourd’hui, en France, c’est une population péri-urbaine issue de la classe moyenne qui cristallise un sentiment similaire dans un mouvement de contestation différent, dont les dynamiques sont proches du printemps arabe en ce qui concerne son fonctionnement sur Facebook

Aucun de ces mouvements de contestation sociale né des réseaux sociaux, n’a jamais porté la moindre revendication hostile vis-à-vis de la démocratie. Au contraire, tous ces mouvements portaient au cœur de leurs revendications une demande de démocratie accrue, et une remise en question plus ou moins fondamentale du système politique et économique.Tous avaient en commun une demande qui était déjà parfaitement résumée dans la revendication apparue dès les débuts du Printemps arabe : Démocratie et Dignité.

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