Twitter, Human Technology FoundationLinkedIn, Human Technology Foundation
Serge Tisseron - Communiquer avec des avatars

Serge Tisseron est né à Valence le 8 mars 1948. Il est psychiatre, Membre de l’Académie des technologies et du Conseil national du numérique (CNNUM), docteur en psychologie habilité à diriger des recherches (HDR) en Sciences Humaines cliniques, Membre du Conseil Scientifique du Centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société (CRPMS, EAD N°3522, Université Paris Cité).

 

Il a publié une quarantaine d’essais personnels, une quinzaine d’ouvrages en collaboration, réalisé sept directions d’ouvrages collectifs, sept directions de numéros de revue, une vingtaine de préfaces d’ouvrages d’autres auteurs, une quinzaine de contributions à des manuels et encyclopédies, 80 contributions à des ouvrages collectifs, plus de 200 articles personnels. Ses livres sont traduits dans une douzaine de langues.

 

Plus de la moitié de ses contributions portent sur nos relations aux objets technologiques, notamment ceux dont l’interface utilise un écran.

 

Ses livres ont reçu plusieurs prix en France et il a reçu en 2013 à Washington un Award du Family Online Safety Institute pour l’ensemble de ses travaux sur les jeunes et Internet. Il a été co rédacteur de l’avis de l’Académie des sciences « L’Enfant et les écrans » (2013).

Un film de 45 minutes, combinant images animées et prises de vues réelles, lui a été consacré à l’occasion de l’hommage que lui a rendu la Bibliothèque nationale de France le 30 novembre 2019 : Tisseron en quête de Serge. L’intégralité de ses archives est consultable à la BnF.

 

Il a créé les balises "3-6-9-12, pour apprivoiser les écrans et grandir" et l'activité "Jeu des trois figures, pour développer l'empathie de la maternelle au collège".

Il a fondé 4 associations : Trois, Six, neuf, douze; l'Institut pour l'histoire et la mémoire des catastrophes (IHMEC), l'Institut pour l'étude des relations homme-robots (IERHR) et Développer l'empathie par le jeu des 3 figures (DEPJ3F).

 

Derniers ouvrages parus (2022) :

Le déni, ou la fabrique de l’aveuglement, Paris, Albin-Michel.

Vivre dans les nouveaux mondes virtuels. Concilier empathie et numérique. Paris, Dunod.

Au secours, mon fils dessine. Mémoires d’un psy, Paris, Humensciences.

 

Serge Tisseron a participé à la table ronde "Communiquons-nous avec des avatars comme avec des humains ?" organisée par la Human Technology Foundation le 25 janvier 2023.

Cette édition est l’occasion d’approfondir avec lui les différents sujets abordés lors de cette table ronde.

 

 

 

Communiquer avec des avatars : quelles différences ?

 

Qu’il s’agisse de réalité virtuelle ou de la vie concrète, le problème est toujours le même. Il tient en une question : est-ce qu’en interagissant avec quelqu’un, je vais accepter de m’apercevoir qu’il est différent de la première idée que je m’étais faite de lui, et modifier mon attitude en conséquence ? Cette difficulté est au cœur de toute relation, mais elle est encore plus grande dans la réalité virtuelle. Les avatars ont une si forte présence à l’écran que nous sommes tentés d’ignorer qu’il existe derrière chacun d’entre eux un être humain, et d’interagir avec eux comme s’il s’agissait de créatures générées par des algorithmes.

 

De la difficulté de toute relation

 

Chacun connaît le mot « prosodie » : ce sont nos intonations, et plus largement les émotions, les hésitations, les certitudes dont témoignent les mille et une nuances de notre voix. Mais il existe aussi une prosodie mimique : nos mouvements de sourcils par exemple, et la façon dont notre bouche accompagne nos propos pour les affirmer ou au contraire les nuancer. Et puis il existe aussi une prosodie corporelle, à travers les gestes, les attitudes que nous adoptons à tout moment dans nos relations avec un interlocuteur, et aussi lorsque nous sommes seuls. L'ensemble de ces prosodies participe non seulement à la communication, mais aussi à la façon dont nous construisons à tout moment nos représentations personnelles du monde : même dans la solitude, les pensées qui me traversent mobilisent mon corps, mes mimiques, et même ma prosodie verbale si je chantonne ou parle seul. C’est cela qui me permet d'accepter mes pensées, de les apprivoiser ou au contraire de tenter de m’en défaire. L'être humain symbolise à tout moment ses expériences du monde à travers l'exercice de sa sensori-motricité, la construction d'images mentales ou matérielles, et la pratique du langage parlé ou écrit[1]. Ces trois formes de symbolisation sont en effet complémentaires. Le corps permet d'instancier les représentations en les inscrivant dans une situation concrète ; le langage distancie en permettant de prendre du recul sur ce qu'il évoque ; et les images occupent une position intermédiaire entre les deux puisqu’elles sont capables à la fois d’émouvoir le corps et de donner envie de parler d’elles[2]. Ces trois piliers de la représentation mentale sont aussi ceux d’une relation réussie[3].

 

 

Nous n’interagissons qu’avec des interlocuteurs virtuels

 

Lorsqu’Internet est apparu, beaucoup d'utilisateurs se sont réjouis de pouvoir communiquer en cachant ce qui leur semblait constituer un handicap à la relation : une apparence disgracieuse, une petite taille, un bégaiement… Sur Internet, chacun peut en effet avancer masqué derrière un pseudonyme et une fausse biographie. Mais pour ceux qui souhaitent établir une relation authentique, c’est encore plus difficile qu’en présentiel parce que les indices régulateurs de la relation que nous avons évoqués plus haut en sont absents.

La prosodie verbale est en principe au rendez-vous avec la qualité actuelle des micros, mais pas toujours. La prosodie mimique, elle, est totalement brisée par la communication en distanciel parce que les webcam sont généralement placées au-dessus ou au-dessous de l’écran et ne nous permettent pas de croiser le regard de notre interlocuteur. Quant aux prosodies corporelles, elles sont évidemment absentes de la relation puisque chaque interlocuteur est tronçonné à la hauteur des épaules.

Rien d'étonnant donc si la communication via les outils numériques est une machine à fabriquer des quiproquos. C'est déjà le cas dans la communication par visio interposée, et cela l’est plus encore lorsque chacun utilise un avatar. Le risque est aggravé de réduire notre interlocuteur aux représentations que nous associons à l’image derrière laquelle il se cache et de créer avec lui une forme de relation sans lien avec ce qu’il est vraiment.

Pour le comprendre, revenons à ce que nous disions au début. Dans une relation en présence physique, nous modifions sans cesse la représentation que nous avons de notre interlocuteur en fonction de ce qu’il nous communique de lui, à travers ses gestes, ses postures, ses attitudes et ses regards. Cette représentation de notre interlocuteur construite au carrefour de nos préconceptions et des informations de nos sens a pour conséquence que nous ne communiquons jamais avec un interlocuteur réel, mais toujours avec un interlocuteur virtuel, ou, pour reprendre le vocabulaire traditionnel de la psychanalyse, avec un « objet virtuel ». Nous sommes donc dans ce que j’ai appelé en 2012 une relation d'objet virtuel (ou Rov) en évolution permanente[4].

Quand la relation devient virtuelle

Lorsque nous ne modifions plus la représentation que nous avons de notre interlocuteur avec les informations qu’il nous donne, et que nous nous en tenons à ce que nous pensions a priori de lui, la Rov fait place à une autre forme de relation : la « Relation virtuelle à l’objet » (ou RVo)[5]. Ce risque menace toute relation, mais il est encore plus grand dans les relations en ligne du fait de l’absence d’interactions de gestes, de regards et de postures. Et il est encore majoré dans les métavers. Par exemple, un avatar à l’apparence agressive peut se comporter de façon empathique parce celui qui l’utilise fonctionne de cette façon. Si j’intègre cet élément, la représentation que j’ai de lui évolue. Je ne le vois plus comme agressif malgré son apparence. Mais je peux aussi continuer à le considérer comme agressif à cause de son apparence sans intégrer la façon dont son propriétaire l’utilise. Je ne suis plus alors dans une relation à un objet virtuel évolutif qui prend en compte l’ensemble des informations dont je dispose, mais dans une relation à un objet figé qui ne dépend plus que de mes a priori attachés à son apparence.

C’est pourquoi la question n’est pas de savoir si nous allons communiquer avec les avatars comme avec des êtres humains, mais de savoir si nous allons réduire nos interlocuteurs à leurs avatars, avec le risque de réduire finalement encore un peu plus les personnes que nous croisons à leur apparence ou à leur fonction. Ce risque ne relève pas seulement des intentions de chacun. Les pouvoirs publics doivent obliger les plates-formes à proposer des outils favorisant les échanges et le travail collaboratif parce que c’est en partageant des tâches que nous apprenons à nous découvrir. Et l’institution scolaire doit instaurer une éducation aux pièges du numérique dès l’école élémentaire, par exemple en invitant les enfants à communiquer dos à dos pour leur montrer l'importance des signaux non verbaux dans la relation.

[1] Tisseron, S., Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au virtuel. Hachette (rééd. 2022).

[2] Ibidem.

[3] Tisseron, S., Secrets de famille, mode d’emploi. Marabout (rééd. 2020).

[4] Tisseron, S. (2012). Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique. Dunod.

[5] Ibidem.

Articles associés