Racisme, effusion de sang, spécisme, changement climatique... Vous voulez un monde plus éthique ? Le Dr Thilo Hagendorff, chercheur à l’université de Tübingen, affirme que vous devriez abandonner les schémas depensée traçant une frontière artificielle entre « les siens » et « les autres » et développer une compassion inconditionnelle. Vous voulez une IAet des technologies plus éthiques ? Oubliez l’approche dominante basée sur des principes et adoptez celle basée sur des vertus. Vous devriez égalementcommencer à travailler à la mie en place d’un climat de travail éthique.
-Avant de commencer, pouvez-vous nous expliquer rapidement votre expertise qui couvre l’éthique de l’IA, l’éthique des médias, et l’éthique des technologies ?
Ce sont tous des termes vagues, et ils se recoupent souvent. J’ai une formation en philosophie, mais je considère maintenant que je me suis éloigné de ce domaine, car je trouve que beaucoup de discours philosophiques sont quelque peu obsolètes. Je préfère mener des recherches transdisciplinaires incluant la sociologie, les Science and Technology Studies et l’éthique. Lorsque j’identifie des questions de recherche intéressantes, je me demande si je peux y travailler seul ou si j’ai besoin de l’expertise d’autreschercheurs. Par exemple, j’ai eu besoin d’aide pour rassembler des données empiriques et mener la récente étude que j’ai publiée sur la participation de l’industrie à la recherche sur l’apprentissage machine. Cette étude analyse empiriquement les liens entre les institutions obliques et privées e matière de recherche sur l’apprentissage machine. Notre analyse compile les articles des trois principales conférences sur ce champ de l’IA depuis les cinq dernières années. J’espère que beaucoup de gens le liront afin que les arguments futurs puissent être mieux différenciés.
-Face à la multitude de directives éthiques sur l’IA, comment pouvons-nous vérifier que es développements actuels sont réellement plus éthiques ?
C’est une question difficile et je n’ai certainement pas de réponse définitive.Je pense qu’il y a deux côtés de la même histoire qui peuvent-être racontés :la version pessimiste et la version optimiste.
Le pessimiste affirme que les développements actuels de l’IA sont moins éthiques. En effet, il y a beaucoup d’ « ethics washing » en ce moment. De nombreuses entreprises envoient des signaux forts et continus au public et aux législateurs pour leur faire sentir qu’elles gèrent l’éthique del’IA, afin d’éviter des réglementations juridiquement. Contraignantes. Leur message est le suivant : « Nous avons un comité d’éthique, il n’y a pas besoin de réglementation, l’influence des normes non contraignantes est suffisante ».
D’autre part, l’optimiste souligne que l’abondance actuelle du travail éthique en matière d’IA a le mérite de sensibiliser les entreprises et la population à l’importance des valeurs en IA, et plus largement encore concernant les technologies.
Lequel de ces points de vue est vrai ? Peut-être les deux en même temps.
-Comment traduire concrètement les directives éthiques en développements techniques ?
Dans un article que j’ai publié au début de cette année, j’ai comparé 20 lignes directrices éthiques de l’IA pour analyser quelles valeurs sont les plus importantes, lesquelles sont sous-représentées et lesquelles sont omises.
Toutes ces lignes directrices tentent de différencier des principes très abstraits qui sont difficilement applicables. En outre, de chaque principe découlent des approches différentes. Prenons l’exemple du principe de la vie privée : une ligne directrice encouragera la « privacy by design »,une autre liste de critères à remplir pour garantir une vie privée minimale, etc. Cette approche déontologique dominante vise l’adhésion du praticien à ces principales et règles. Cependant, des études empiriques montrent qu’elle ne modifie pas leur pratique quotidienne. Par conséquent, je doute que cette approche désormais dominante soit prometteuse. Alors que cette dernière est fondée sur des valeurs qui sont des objectifs et des concepts mentaux immatériels, nous devrions envisager une autre approche.
Cette autre approche peut-être basée sur des vertus qui sont des dispositions que chaque individu peut adopter et qui affectent ses actions, comme la disposition à prendre soin des autres. C’est facile de postuler des principes pour les technologies et de viser des objectifs socialement acceptables, mais il est assez difficile d’éduquer les praticiens et de renforcer leurs vertus, de sorte que, par exemple, leurs actions tendent à être plus enclines à la justice. Hormis quelques discussions académiques (lire Deborah Johnson sur la question de savoir si l’éthique peut-être enseignée aux ingénieurs, et cette étude intéressante sur le cadre nécessaire aux praticiens pour adapter leur routine quotidienne), la majeure partie de l’énergie est consacrée à l’approche fondée sur les principes, à l’élaboration d’ensembles de principes et au passage de ces principes à la pratique, alors que nous devrions essayer l’alternative fondée sur les vertus.
-Les praticiens ayant de bonnes vertus peuvent-ils produire une IA éthique ?
Les principes seuls ne peuvent pas garantir une IA éthique. Nous avons besoin de vertus, mais elles restent des dispositions personnelles. Nous devons donc également mettre en place des climats de travail où les décisions éthiques ne sont pas sanctionnées, mais récompensées. Pour comprendre ces défis, je vous recommande cette grande méta étude de 2010 qui s’est appuyé sur plus de 30 ans de recherche pour déterminer les facteurs de choix non éthiques couvrant les dispositions individuelles, la question morale et l’environnement organisationnel (égoïste ou éthique).
Il est essentiel de garder à l’esprit les différents facteurs pour comprendre ce qui est en jeu, et que tout ne se résume pas aux dispositions individuelles, mais à plusieurs autres facteurs comme, par exemple, un climat de travail éthique.
-Quelles sont les bases de la réflexion sur l’éthique des non-humains ?
En ce moment, nous avons une vision totalement anthropocentrique sur ces sujets. Les gens ont un statut moral, mais pas les animaux ni les plantes. En même temps, les discours scientifiques comme le nouveau matérialisme ou la théorie de l’acteur-réseau disent que les artefacts techniques peuvent agir dans notre société, et ont de fait une sorte d’agentivité. C’est contre-intuitif. L’intuition accorderait aux animaux une agentivité, puisqu’ils sont plus proches de nous !
Le problème réside dans l’établissement d’une frontière mentale entre les « siens »et les « autres ». Les gens dessinent un cercle autour d’eux :ils incluent les humains, alors que les plantes, les animaux et les êtres techniques restent à l’extérieur. À l’heure actuelle, nous constatons des orientations très fortes vers les « siens ». Des études psychologiques permettent de mesurer l’ « orientation de dominance sociale » d’un individu, un trait qui évalue la tendance à penser en termes de groupes hiérarchisés.Cela génère le specisme ainsi que des discriminations raciales et sexistes.
D’un point de vue pragmatique, les frontières sont nécessaires pour que les êtres humains apprennent et utilisent des termes lorsque nous essayons de saisir la réalité : elles sont à la base de notre compréhension du monde. De plus, les gens sont enclins à créer cette frontière mentale entre les groupes des « siens » et les « autres » : c’est un héritage de l’évolution.
Néanmoins, je soutiens que nous avons besoin d’une approche plus holistique pour divers sujets comme le comportement des machines, le changement climatique, les migrations, le racisme, l’agriculture industrielle et tant d’autres.Il est vraiment important d’avoir une compassion inconditionnelle envers les membres des groupes extérieurs les « autres ». Bruno Latour, dans sa théorie du Parlement des choses, demandait une politique des artefacts. Même parmi les êtres humains, Jacques Derrida a dénoncé avec son approche déconstructiviste les nombreuses différenciations artificielles que nous faisons et qui sont à l’origine de beaucoup de sang versé.
Ces discussions fascinantes restent malheureusement essentiellement académiques, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre les médias et le grand public. Pourtant, nous devons inclure la nature et les animaux dans notre éthique, le sort de la planète est en jeu.
Est-ce une bonne idée d’inclure également les robots ? Je ne sais pas.Les gens ont de la compassion pour les robots sociaux, des études ont montré que les mêmes zones du cerveau sont activées lorsque nous voyons des personnes et des robots sociaux blessés. Peut-être pouvons-nous exploiter ce sens de la compassion.
Propos recueillis par Lauriane Gorce